Le clin d’oeil
On est intouchable quand on rêve sous la
pluie. Je marchais tranquillement, comme pour les vacances, comme vers un
sourire. Bilbao était surprenante de diversité, et de mauvais goût. Ici
personne n’avait eu l’idée de faire beau, de faire comme, de faire dans le
style. Ainsi tous les bâtiments étaient uniques, dans une direction unique,
d’un goût douteux, mais unique. Sauf le musée Guggenheim vers lequel j’allais,
lui avait été construit que dans le but d’être beau et surprenant. Ainsi, contrairement
à beaucoup de villes de France où les trottoirs sont design, où les bureaux
sont tout en verre, où la lumière est étudiée, les constructions de Bilbao
étaient soit fonctionnelles, soit belles, soit rien. Il pleuvait. Malgré
l’effet « Espagne », la pluie tombait sur moi, mais je m’en moquais.
La force qu’on semble avoir quand tout le monde se protège, quand tout le monde
court et que nous, on marche lentement, au milieu, comme s’il faisait grand
beau. Evidemment, c’est ridicule maintenant, mais c’était vrai, je me sentais
fort, on se sent intouchable quand on rêve sous la pluie. J’avais décidé de
sortir, de me balader un peu qu’importe le temps, mouillé pour mouillé, tous
sous leurs parapluies et moi sur le chemin. Cette araignée aussi semblait
inébranlable. C’est une œuvre réussie, devant ce bâtiment somptueux du musée,
une gigantesque araignée trône, comme chez soi quand on se sent bien, quand
tout va bien et que soudain, comme pour montrer qu’on se sert de sa nature, une
bête horrible vient pointer ses multipattes gênantes. Elle dérange notre
intimité et le cercle qu’on croyait avoir, ce chez soi qu’on s’était imaginé.
Une araignée, c’est surtout pour cela qu’on la déteste, elle s’incruste sans
qu’on l’invite, d’ailleurs, personne ne les invite jamais, les araignées.
Devant ce musée, elle rôde, elle est intouchable, elle est là. Comme moi, sous
la pluie, sous l’araignée. J’ai froid, j’entre dans le musée. Elle, je la vois
tout de suite, elle est jolie, elle est brune, je n’en sais pas plus si ce n’est
que je la vois et que je repars, et que je l’oublie.
- It is the 8-5-2
- What ? Demandais-je avec un accent
anglais rempli de la campane française. En réalité je dis clairement
« Ouate ? ». Le réceptionniste me répondit avec son accent
espagnol :
- Your taxi has the number 8-5-2, it arrives in few minutes
- Ok, thank you !
Je pense que les non anglophones auront
quand même compris cette conversation, bref, je ne traduirai pas. J’attendais
donc devant l’hôtel Nervion que le taxi 852 arrive. Martinez avait quand même
abusé d’oublier de me réserver ce taxi, maintenant j’étais en retard, et mon
avion partirait peut être sans moi ! Les minutes passaient, la somme
augmentait mais je m’en souciais peu. Comme je m’étais peu soucié du prix de la
dorade royale d’hier, et du merlu à la plancha au piment vert de midi. Ma boite
payait. Pour le prochain resto à Grenoble ce serait différent, peut être un
kebab, peut être pas. Je n’avais pas eu le temps de visiter le musée
Guggenheim, j’avais dû attendre 10h30, pour pouvoir me libérer des deux représentants
du client. Il faudra que je revienne me dis-je en voyant le premier panneau
indiquant l’Aéroport. L’entrée du musée est bien, mais le reste doit être à
voir. Tout ça pour de la conscience professionnelle, pour accompagner le client
jusqu’au guide, tout ça pour un salaire moyen, tous ça pour que mon contrat
s’arrête en décembre. Le taxi s’arrêta. 22€. C’est beau la construction
européenne, on se ressemble c’est sûr, les pesetas avaient du charme, mais
quand on parle la même langue, on se comprend mieux, 22€ ok. J’arrivais trop
vite devant les portes automatiques, je dus ralentir avant qu’elles ne
s’ouvrent, pas de chance, 20 ans que je les connais ces portes, 20 ans que
j’arrive trop vite et que je m’arrête, que j’attends qu’elles me voient.
Parfois je passe le bras d’abord pour gagner quelques millisecondes. Elle
s’ouvre, et je regarde le panneau, porte 16, je pose ma valise, donne mon nom
et ma carte d’identité, vive Schengen ! Ma valise s’enfuit sur le tapis de
caoutchouc, je prends mon billet, m’en vais porte 5, j’attends quelques
minutes, les deux dames, parfumées d’Air France appellent les sièges 1 à 15, je
suis 14A, j’y vais, elles sont belles ces dames, sauf une. Dire qu’elles rêvent
depuis toutes petites de venir là nous servir des cafés et des serviettes
rafraîchissantes ! Merde alors, ce n’est décidément pas drôle d’être
hôtesse. La passerelle m’emmène vers un « bonjour » mécanique puis je
cherche mon siège. Tout ça dura une heure et demie, qu’est ce que c’est long de
voyager, ou plutôt qu’est ce que c’est long de « bientôt » voyager.
Je suis fatigué, débraillé, et je lis la brochure de l’avion, les sorties de
secours et autres accessoires ridicules. La fille, elle est 14F. C’est elle,
celle de Guggenheim, celle de l’entrée. Ouah ! Je la regarde fixement
depuis 10 secondes, elle me voit. « Merde ! » je n’ai pas
l’habitude d’être un mateur et encore moins d’être considéré comme un mateur.
Quoique les filles aiment bien être regardées tant que ne s’exprime pas la
lourdeur… en même temps le regard d’un mec moche sera lourd et limite pervers,
celui d’un beau gosse sera gênant et grisant… c’est selon. J’ai souvent
tendance à avoir peur d’être dans la première catégorie, dans le doute, je
préfère éviter de croiser le regard d’une jolie fille éphémère, c'est-à-dire,
dans les bus, la rue ou les avions. Pour le coup c’était loupé ! Elle
s’assoit. Je lis le monde. L’avion décolle, j’aime ça, elle à l’air un peu
tendue. Au plat, elle prend un jus d’orange, moi un café. Elle discute avec le
monsieur d’à coté et ne fait plus attention à moi depuis longtemps. Elle n’est
pas si belle. Depuis un moment je la regarde et la trouve de plus en plus
belle, j’aime de plus en plus ses mimiques et ses lèvres, je sens son parfum.
Elle n’est pas trop belle. Elle à l’air drôle. Je suis très seul en ce moment.
Si elle est belle. Mais elle ne se trouve pas belle c’est sûr, j’aime bien les
filles qui ne se croient pas parfaites, celles qui ne s’aiment pas plus
qu’elles ne pourrons jamais aimer personne. Bref, elle a l’air normale quoi, ça
la rend belle ; quoiqu’elle minaude un peu quand même. Oui je sais, c’est
chiant les gens qui tombent amoureux. Amoureux est un bien grand mot, disons
que je me prends en 40 minutes à rêver d’elle que je ne connais pas, et que je
trouve de plus en plus… Belle. Je ne vis plus sans peur du regard des autres
depuis 30 minutes, je me surprends à faire des gestes qui ne sont pas les miens
à siffloter d’impatience un air que je ne connais pas, à avoir une pause, qui
me surprend, à tout faire pour paraître. Je me trouve con, et j’arrête.
L’avion atterrit. Le gens sont tous debout
et n’avancent pas. Je souffle, elle m’entend, elle se retourne, c’est vrai
qu’elle est belle, un peu boulotte, petite, mais tellement charmante. J’ai un
billet d’avion roulé dans a bouche quand je souffle d’impatiente, elle croit
que je suis fumeur, et me fait un clin d’œil et me glisse un mot gentil que je
ne comprends pas. Compréhensive. Je craque. Lors de la descente, je la suis,
c’est la même histoire de pervers ou de prince que le regard, je ne sais pas
dans quelle catégorie je suis, je le fais c’est tout. Je passe devant, je sens
son souffle, son parfum, j’ai envie de la prendre dans mes bras, d’autres
auraient dit, la sauter ! Je me retourne je me lance avant que les valises
n’arrivent et que nos chemins se séparent. Le tapis tourne déjà. Donc j’y vais,
je bégaye et regrette mais c’est trop tard. Elle prend mon billet roulé
mâchouillé que je lui tends, avec mon numéro de téléphone et mon adresse mail…
je suis nul, elle rigole fait un clin d’œil et disparaît. Elle est craquante et
moi ridicule.
Je rentre à Grenoble en voiture de
location, vais à mon bureau, rencontre mon chef, rédige le compte rendu de la
mission, donne à Sylvie en copie à Kim et Guillaume les PV d’inspection.
Francis me demande les rapports d’essais, Christophe si tout s’est bien passé,
et Richard, si les filles étaient jolies. Oh oui, à Bilbao oui, mais dans
l’avion c’est certain. Patrice me demande si j’ai goûté le jus de tomate d’Air
France. Non. L’avion ? Un A320. L’usine ? Propre, pas mal.
Demain ? oui oui je serai là. Ok, on verra demain. J’en peux plus, je
rentre chez moi et repense à la fille sans nom, à ma prestation ridicule, mais
bon. Parfois ça marche non ? Comment ils font les autres ? Peut être
que ça va marcher. Dans mon souvenir, elle est encore plus jolie qu’avant. Peut
être qu’elle m’enverra un texto.
Devant une émission débile, je m’assoupis,
je crois que j’ai mis TF1, c’est terrible. Je me lasse de la télé ou est-ce
elle qui se lasse de moi, et me propose que des vieux films pas chers et des
émissions douteuses ? Peut être les deux. Ah non, mercredi dernier le concert de rock allemand
sur Arte c’était pas mal finalement. Je m’endors. En sursaut, une vibration
suivie d’un bip me réveille une heure plus tard. Un nouveau message. Je
tremble, je n’en crois pas mes yeux, après une prestation aussi ridicule quand
même, non, c’était osé mais beau, je suis dans la deuxième catégorie, pas celle
du looser pervers, celle du prince Actarus. Je me sens de plus en plus beau, de
plus en plus fort, le téléphone traîne à ouvrir le texto.
Orange info : profitez du mardi texto
illimité bla bla bla.
Il pleut à l’intérieur, je ne me protège
toujours pas, On est intouchable quand on rêve sous la pluie.