Le clochard et la fille Episode3
Il
faut de l’excès pour qu’il y ait une raison. J’avais la haine de ne jamais
avoir cédé à la déraison. Ma prof de philo m’avait dit, le dernier jour de
terminal : « Il faut toujours vivre par passion ». J’avais
compris alors qu’il fallait vivre à fond, ce que j’essayais de faire, mais la
pression sociale m’avait conduit à abandonner la folie des actes au profit de
la sécurité et du raisonnable. C’est là que j’ai commencé ma chute lente et
douce, vers ce que j’appelle aujourd’hui « l’aigri-attitude ».
En
descendant ce matin, un clochard était allongé contre la porte dans le hall de
l’entrée. Je ne pouvais ouvrir la porte. Je forçais et poussais la porte ainsi
que le clochard affalé en même temps, il ne broncha pas, presque comme mort, ou
ivre mort. Je le connaissais, c’était celui à qui j’avais donné 10 € la semaine
dernière, dans un accès de fièvre. Il puait l’alcool et la transpiration,
normal pour un clochard. Le hall empestait et je ne fis pas de pause à la boite
aux lettres. Je bipais ma carte mensuelle de tram à la borne automatique et
attendais le tram qui s’approchait lentement sur son avenue d’herbe verte. Le
tram était beau, comme sur la plaquette de promotion trois ans auparavant. A
l’époque je pensais que c’était du marketing et que jamais ils ne feraient ce
tapis de pelouse, ni ces petits arbres. Mais si, c’était « tout
pareil » comme disait ma petite cousine. Seules les façades des immeubles
étaient encore sales et grises. Ah oui, le visage de ma concierge également. Le
tram s’arrêta dans un grincement, et repartit. Je n’avais aucune envie d’aller
travailler, ou du moins d’aller faire ce travail, bien payé et envié de
beaucoup de gens. Oui, j’aurais dû faire de l’histoire ou de la philosophie.
Les lois de Laplace et de Maxwells me sortaient par les oreilles. Ah ! Si
j’avais choisi par passion, j’aurais fait le tour du monde, sans un sous en
poche, j’aurais dévalé des montagnes en courant et en criant à tue-tête la
musique d’Indiana Jones. J’aurais essayé de réaliser un film avec Mike Myers et
Marie Gilain. J’aurais appris à voler avec des petites hirondelles au sommet de
Cham chaude, j’aurais embrassé sans lui demander la permission la serveuse du
bar du Charmant som. J’aurais tout fait sauf ce travail. Oui mais j’y suis, et
ne sais pas partir. J’avais l’aigri-attitude ce matin. Je n’irai pas dire
bonjour aux collègues avant au moins dix heures. La voix suave du tram annonça
l’arrêt prochain. Est-ce que les trams ont la même voix dans les autres
villes ? Il faudra que j’aille à Bordeaux un jour, je ne connais pas, ni
la ville, ni le tramway, ni sa voie, ni sa voix. Une jeune fille et une
poussette montèrent, suivies d’un jeune ipod’isé jusqu’au cou, en passant pas
les oreilles. Au moment de la fermeture des portes, elle sauta à bord,
essoufflée d’un réveil trop proche d’une course effrénée. Comme dirait ma
grand-mère, mon sang ne fit qu’un tour. Son petit treillis vert, son débardeur
me laissant rêver d’une petite poitrine haletante après l’effort. Les bretelles
tombant sur ses épaules. Ses cheveux étaient châtain clairs, au carré. Une
coupe pas spécialement à la mode. Mais toutes les modes étaient futiles
puisqu’elle était belle sans la mode. Des petites chaussures de skateur roses.
C’était elle que je croisais toujours. Et toujours mon cœur tapait, qu’elle
soit en robe, en bleu, en rouge ou en sportswear. Et toujours j’en restais là.
Elle vint se mettre à coté de moi. Et ne me regarda pas une seule seconde. Elle
ne vit même pas que je la regardais sans cesse. A cet instant, j’imaginai ce
feu de camp dans les Alpes de Hautes Provence, le même qu’avec Emilie l’an
passé. Puis une guitare, et elle, et moi, et « Wish you were here ».
J’eus presque le courage de lui parler. Et puis non. J’étais autant heureux que
frustré, c’est bizarre comme sensation. Quand elle fût descendue, l’arrêt avant
le mien, j’étais triste et honteux. Etait-ce la peur du refus, la peur du
miroir, la peur de ne pas plaire, de se faire jeter ? Était-ce la peur du
regard des autres ? Non. Enfin oui, aussi, mais c’était surtout une fois
de plus la victoire de la raison sur la passion. Ma vie minablement pareille,
pleine d’aigri-attitude, pleine de frustration, reprenait son cours en même
temps que mon cœur son pouls. Les portes se refermèrent. La fille qui me
collait au crâne s’éloignait tranquillement. Le vent accompagnait tendrement sa
démarche. Je poursuivis mon chemin, raisonnablement.